Nous transcrivons dans les pages suivantes, in extenso, l’exposé fait par le grand académicien Jean-François Revel, lors des dernières Rencontres de la Rotonde à Lausanne. L’un de nos plus brillants compatriotes est présenté ci-dessous, par Madame Antoinette VALLOTTON, l’animatrice et fondatrice depuis 1984, de ces cycles de conférences de haut niveau.
En lisant dans le Who’s who de France, le ghota des personnalités françaises, l’article le concernant, je ne reconnaissais pas le Jean-François REVEL que l’on imagine à travers la lecture de ses livres. Alors, pour mieux le présenter, j’ai pris la liberté de m’inspirer de certains passages de la réponse de l’Académicien Marc FUMAROLI, au discours qu’il a prononcé lors de son intronisation à l’Académie Française, le 11 juin 1997. Jean-François REVEL se décrit dans « Le voleur dans la maison vide » comme un héros truculent guerroyant et picaresque. Ce sont plusieurs académiciens, sous une seule identité et un seul habit brodé de vert, né en 1924 à Marseille, qui ont été élus à l’Académie Française. Avec Claude SARRAUTE, la journaliste bien connue, ils forment depuis trente cinq ans, un couple détonnant, car ils sont aussi différents que leurs livres le sont. Il a étudié chez les Jésuites, à l’école libre de Provence, mais après de violentes dissensions politiques avec son père, il entre au lycée du Parc à Lyon. Il fait partie de la Résistance, il étudie l’Amérique des années soixante, il se lie avec André BRETON, il apprend sur le tas ce que l’on ne trouve ni dans les livres, ni dans les salles de cours.
Comme, de surcroît, ni les livres, ni les bons maîtres ne lui ont manqué, il obtient un poste à l’Institut Français de Mexico. Il envisage la carrière d’essayiste, de journaliste et d’écrivain non sans avoir passé, après l’agrégation en philosophie, quatre années en qualité de professeur à l’Institut Français et à la Faculté des Lettres de Florence, ainsi que dans deux collèges de France. Durant dix ans il a adoré être professeur, mais l’écrivain et le journaliste prennent le dessus. France Observateur, les Editions Julliard et Robert Laffont, l’Express, Le Point, Europe 1 et RTL le comptent comme rédacteur en chef, directeur ou membre du conseil d’administration. Militant politique, les élus de gauche voient en lui un affreux trublion. Il se bagarre ferme, publie des ouvrages de politique étincelante dont les derniers «La grande parade» et «Les plats de saison». L’autre REVEL, amateur et historien de l’art, écrit de nombreuses études dans l’Oeil et Connaissance des arts, l’agrégé de philosophie publie plusieurs livres dont
«Descartes inutile et incertain». Le poète, admirateur et ami de BRETON, fait paraître une anthologie de la poésie française.
Mais n’oublions surtout pas le gastronome éclairé, et le connaisseur des grands crus, membre du club des cent, réunis le jeudi autour d’un déjeuner organisé, surveillé et expérimenté par un brigadier. Le brigadier REVEL, auteur de « Un festin en paroles » a mis au point une recette romaine, celle du canard d’Apicius. Je vous la livre :
Canard poché dans un bouillon salé et aromatisé, puis rôti après avoir été nappé d’une couche de miel et d’épices variées, poivre, coriandre, cumin, servi avec un vin de Banyuls, faute du Falerne cher à Horace. Je trouve qu’il est curieux pour un journaliste de s’intéresser à un canard !
De très nombreuses décorations l’honorent et je ne puis énumérer tous les prix qui lui ont été attribués, dont celui de Jean-Jacques ROUSSEAU en 1989. Jean-François REVEL est un magistrat de la presse et des lettres, sénateur à vie de la politique française. Son amour de la sagesse, de la liberté et de la vérité, ses allergies aux Dieux et son culte de l’amitié font de lui un académicien hors du commun.

Lien organique entre démocratie et information

Cela me paraît quelque chose de fondamental. En effet, comment la démocratie pourrait-elle fonctionner sans l’information. C’est-à-dire comment un citoyen, même libre de voter, pourrait-il voter s’il n’a pas connaissance, librement, des sujets à propos desquels se déroule le débat public des choix qu’il doit faire. Il est donc évident qu’il y a une connexion absolument fondamentale entre l’exercice du droit de vote démocratique et la capacité d’acquérir les informations nécessaires à l’exercice, en toute lucidité, de ce droit de vote. Il y a de très nombreux pays où on fait des élections qui n’ont aucun sens parce que les électeurs n’ont aucune information. Les élections au Zimbabwe ou en Iran, n’ont, à mon avis, pas grande signification étant donné que les malheureux qui mettent des bulletins dans les urnes, très souvent, d’ailleurs, poussés à coup de pied dans le dos par des moniteurs bien intentionnés, ne savent absolument pas ce qui se passe dans leur pays ni à l’étranger. Il est donc évident que le lien tout à fait nécessaire entre démocratie et information est fondamental si nous voulons comprendre le fonctionnement du monde moderne et pas seulement du monde moderne, parce que les Grecs qui ont inventé la démocratie, en particulier Athènes, l’avaient très bien compris. Il est très intéressant de constater que la liberté de parole, la liberté d’opinion, la liberté de savoir ce qui se passe, le contrôle des magistrats, c’est-à-dire, les dirigeants étaient, dans la constitution athénienne, au Ve siècle avant Jésus-Christ, un phénomène encore plus fondamental que le droit de vote. La plupart des bateaux, qui à Athènes, portaient des noms symbolisant l’idéal démocratique de la grande cité, insistaient sur la liberté d’expression plus que sur la liberté de vote. Ce lien organique entre le bon fonctionnement de tout régime politique et de l’information est évident, mais la différence est que, dans les régimes autoritaires ou oligarchiques, l’information est réservée à la minorité régnante. Il est évident que les dirigeants, dans les régimes totalitaires ou autoritaires, s’efforcent d’obtenir toutes les informations nécessaires à l’exercice de leur pouvoir. Je ne veux pas du tout dire qu’ils en tiennent toujours compte, mais cela n’est pas forcément vrai dans les démocraties. Donc, la tendance à réserver l’information à une minorité est une tendance profondément hostile à l’évolution démocratique. Et elle subsiste, cette tendance, même dans, les démocraties. Je suis très frappé de voir qu’un raisonnement qui est fréquemment utilisé consiste à dire, je l’ai bien entendu dans mon propre pays avant les élections municipales et puis, maintenant, avant les prochaines élections législatives et présidentielles de l’an prochain: « Il ne faut pas poser des problèmes importants et susceptibles d’amener des conflits au cours des périodes électorales ». Alors, quand doit-on les poser? Quand les gens ne peuvent pas voter?
A quoi servent les élections ?
Ce curieux raisonnement symbolise l’autodestruction de la démocratie par elle-même. C’est au contraire, pendant les périodes électorales, qu’il faut exposer le plus sincèrement possible aux électeurs l’enjeu des élections à venir.
La première façon, la plus normale, la plus constante, de combattre la diffusion de l’information, c’est évidemment la censure dans le sens matériel brutal du terme. Un état ou une structure de pouvoir, qu’elle soit économique, culturelle, supprime une information, interdit une diffusion de l’information et ça c’est un cas que nous connaissons. C’est classique, c’est le grand combat de tous les temps et le grand combat d’aujourd’hui encore dans une majorité de pays. C’est donc le combat contre
la censure, au sens matériel du terme. Aujourd’hui, nous avons les exemples russes ou chinois. Vous avez vu que la dernière chaîne de télévision vaguement contestataire en Russie a été supprimée par M. POUTINE ou plus exactement rachetée par GASPROM qui est le grand centre de la tricherie financière internationale à partir de la Russie. On voit aussi très bien que les Chinois, malgré leur désir d’évoluer vers une économie libérale, de s’insérer dans l’élargissement du commerce international et leur désir, qui a d’ailleurs été exaucé, d’adhérer à la commission internationale de liberté du commerce ne peuvent pas supporter que même les médias occidentaux publient des informations sur la Chine qui leur déplaisent. C’est-à-dire que non seulement ils veulent exercer la censure chez eux, mais qu’ils veulent l’exercer à l’étranger.
Il y a un épisode particulièrement amusant, si j’ose dire. Actuellement, les coûts de fabrication de l’imprimerie en Chine sont évidemment très inférieurs à ce qu’ils sont en Europe ou aux Etats-Unis et beaucoup d’éditeurs occidentaux ou américains font imprimer, fabriquer des livres en Chine. Il se trouve qu’un auteur américain a fait fabriquer un livre en Chine dans lequel il y avait une photo de CLINTON rencontrant le DALAI-LAMA. Ce livre n’était pas du tout destiné à être vendu en Chine, il était fabriqué matériellement en Chine, mais il était destiné à être rapatrié aux Etats-Unis et vendu là-bas. Néanmoins, les autorités chinoises, ayant envoyé un censeur regarder toutes les pages de ce livre, ont fait brûler la totalité de l’édition. Il ya là une chose qui est un phénomène très important, c’est qu’en fait tous les régimes autoritaires, tous les régimes totalitaires, évidemment, et peut-être même tout le monde, a une peur épouvantable de l’information réelle. Vous avez également en Iran l’exemple d’une extraordinaire crainte contre l’information et je redoute à ce sujet que le Président KHATAMI, qui a essayé de moderniser un peu l’Iran, ne soit pas réélu. Il est certain que l’information, pour tous les régimes autoritaires, c’est l’ennemi principal. En général, la première chose, sur laquelle les autorités politiques mettent la main, dès qu’il y a un coup d’état, c’est la télévision, la presse et les agences de presse. On a vu ça évidemment avec le franquisme, avec le vichysme en France et avec tous les régimes autoritaires, quels qu’ils soient. Il est certain que c’est une sorte d’hommage involontaire à l’intelligence humaine, dont plus loin, j’aurais probablement l’occasion de rabaisser les mérites, que finalement le grand ennemi de l’autoritarisme et du totalitarisme, c’est l’information. Quand les gens savent plus ou moins ce qui se passe, un régime dictatorial peu difficilement se maintenir en place, et en même temps, c’est un aveu de la puissance de l’information. Un autre point sur lequel je désirerais attirer votre attention, c’est qu’il ne faut pas confondre l’information et la communication. Aujourd’hui on parle beaucoup de communication. Tout le monde veut communiquer. Je dirais même que ça devient une personnification. Je suis toujours stupéfait quand je rencontre dans une vague réunion « culturo cocktailesque », quelqu’un qui me dit « je suis la communication du Premier Ministre ». Comment peut-on être la communication ! La communication, c’est tout à fait différent, la communication c’est le droit de tout le monde à communiquer, c’est-à-dire de vanter le produit qu’il veut vendre, qu’il s’agisse d’un produit commercial, d’un homme politique. Ce qui n’est pas forcément méprisable, tout au contraire, ce qui consiste à mettre en avant les aspects positifs du produit ou de la personne en question et de tenter, autant que possible, de dissimuler les échecs ou les aspects négatifs. Mais, la communication actuellement, qui devient une espèce de mot magique remplaçant en principe toute forme de culture, n’a rien à voir avec l’information, parce que la communication n’est pas astreinte au devoir de vérité. Un avocat qui plaide pour un inculpé ou un accusé sait très bien que cet accusé n’est pas forcément innocent, mais son métier est de faire une communication qui consiste a présenter, sous le jour le plus favorable, l’éventuel acquittement de cet accusé. Et il ne faut pas confondre non plus, la liberté d’information avec la liberté d’expression ou d’opinion. En effet, la liberté d’expression ou d’opinion vous donne parfaitement le droit de dire des bêtises ou de mentir. J’ai le droit de dire que la terre est plate ou j’ai le droit de dire que la planète est au centre du système solaire. C’est une opinion, mais je n’ai pas le droit si je suis journaliste, professeur ou l’auteur d’un manuel scolaire de dire que j’enseigne une vérité, une opinion. C’est une opinion, tout le monde a le droit de s’exprimer.
Vous avez d’innombrables associations qui se sont créés pour défendre des opinions et des points de vue qui ont parfaitement été réfutés depuis des siècles par des gens probablement un peu mieux informés que nous. La question n’est pas là. La question de l’information, c’est la question de la liaison entre l’expression d’une opinion et la vérité. Car tout est là, c’est le problème de la vérité qui compte et non pas simplement le fait que tout le monde a le droit, dans un régime démocratique, d’exprimer l’opinion qui est la sienne. On n’a pas le droit de s’y opposer, sauf naturellement selon les lois qui ont été votées et si elle enfreint le respect que l’on doit à des personnes précises, si elle est contraire au respect de la personne humaine ou si elle viole le respect que l’on doit vouer à l’égalité des êtres humains entre eux ou encore si elle recommande des actes de violence à l’égard de minorités ou de majorités. Mais en dehors de ces délits prévus par le code pénal dans la plupart des pays démocratiques, la liberté d’expression n’a rien à voir avec la vérité de l’information. Ce qui compte en démocratie c’est la vérité de l’information.

Alors vous avez, en dehors de la force des états, des formes plus subtiles de censures que la censure d’état. Vous avez la propagande, l’habileté qui consiste à présenter des thèses favorables à telle ou telle structure de pouvoir sous un jour favorable. Vous avez la désinformation, néologisme qui a fait son apparition au cours des années soixante dix du siècle antérieur, et la désinformation c’est un redoutable adversaire. Par exemple, je me rappelle qu’en 1996, je crois, s’est répandue en Afrique lors d’un sommet à Harare, au Zimbabwe, l’idée que le sida avait été inventé par une cellule du Pentagone pour exterminer les Africains. Cette « information » était parue dans un journal de New Delhi et avait ensuite été reprise dans les Izvestia à Moscou et de là, avec une crédulité tout à fait inconcevable, par des journaux britanniques et brésiliens absolument honorables. Et il se trouve que séjournant à New Delhi à peu près à ce moment là, je suis allé voir le journal indien qui avait publié cette information et je me suis aperçu qu’elle n’avait pas été publiée à la date que signalait les Izvestia, c’est-à-dire que les Izvestia avaient repris l’information un jour trop tôt, ils s’étaient trompés. Alors l’art de la désinformation ça consiste, si vous voulez, à faire semblant que quelqu’un d’autre dise ce que vous souhaitez qu’il dise et puis il dit: «voyez-vous, nous ne faisons que reprendre ça et c’est la presse de tel ou tel pays elle-même qui dit cela». Alors, il est évident que tout le vingtième siècle a vécu sous l’art de la désinformation. L’énormité des informations dont nous avons été victimes est considérable. Encore aujourd’hui, par exemple, prenez un cas, on vous dit, très bien la libéralisation du monde, l’extension de l’économie de marché est peut-être bénéfique pour certains, mais les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches sont de plus en plus riches, l’écart entre les riches et les pauvres s’élargit. Alors ce sont deux concepts tout à fait différents, parce que l’écart entre les pauvres et les riches peut très bien s’élargir et que néanmoins le niveau de vie des pauvres monte. Si les revenus de M. Bill GATES doublent dans l’année qui vient et les miens également, ce qui est peu probable du reste, l’écart entre nous va s’accroître, mais moi je serais très heureux que mes revenus doublent. Or, justement on confond toujours ça, l’écart et le fait que
soi-disant, les pays les plus pauvres n’aient pas vu leur niveau de vie monter, c’est faux ! Il y a un rapport de la Banque Mondiale très précis, paru il y six mois, qui montre très bien que les pays pauvres sont moins pauvres que jadis, moi je connais assez bien l’Amérique latine, et je peux vous dire que l’Amérique latine actuelle, où je vais sans arrêt, n’a rien à voir avec l’Amérique latine des années cinquante où j’ai vécu, le niveau de vie a considérablement monté.

Quand vous prenez l’Inde, en 1950, trois ans après l’indépendance, elle avait deux cent cinquante millions d’habitants et il y avait des famines incessantes. Aujourd’hui, l’Inde a un milliard d’habitants, la population a été multipliée par quatre, la production agricole a été multipliée par dix. Il n’y plus aucune famine en Inde aujourd’hui. Alors voilà l’exemple même de la désinformation, si vous voulez subtile, que l’on voit dans les journaux, que l’on entend ressasser sans arrêt sur les chaînes de radio, les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches sont de plus en riches. Non, l’écart peut croître sans que, pour autant, cela veuille dire que le niveau de vie des pauvres n’ai pas augmenté lui aussi. C’est un exemple. Et, vous avez un autre exemple, actuellement. Il y a eu une grande polémique à propos du sida, pour que les compagnies pharmaceutiques qui ont inventé des médicaments, qui d’ailleurs qui ne guérissent pas comme vous le savez, mais qui ralentissent l’issue finale, permettent que l’on laisse consommer gratuitement par les pays les moins riches les médicaments. Cela dit, il y a un problème, c’est qu’ont sait très bien que de toute façon la recherche pharmaceutique coûte extrêmement cher et que, si les compagnies en question ne peuvent pas vendre les médicaments au prix coûtant, ils ne pourront pas continuer leurs recherches et que nous aurons la situation de l’Union soviétique, qui pendant soixante dix ans n’a jamais inventé une seule molécule inédite.
Quel est le pays qui a pris la tête du combat pour cette histoire de la gratuité des médicaments pour le sida. C’est l’Afrique du Sud. Alors que l’Afrique du Sud est un des pays qui a le revenu par tête le plus élevé d’Afrique, 3210$, beaucoup plus que la Roumanie qui a 1400$ ou que le Burundi qui en a 140$, la moyenne africaine étant de 660$. L’Afrique du Sud est un pays développé, qui avait parfaitement les moyens de payer. La sécurité sociale en Afrique du Sud y est, épouvantablement mal organisée, C’est la raison pour laquelle on fait rembourser les malades qui ont besoin des médicaments en question. Cela dit, très bien qu’on utilise ce problème, j’y suis favorable, mais que l’on ne vienne pas nous raconter que c’est uniquement la rapacité des compagnies qui est à l’origine de cela, parce que si on supprime tout, il n’y aura plus de recherche et il n’y aura pas de possibilité d’inventer de nouveaux médicaments.
Nous venons d’étudier des cas où on s’efforce d’étouffer l’information pour protéger un intérêt précis, une institution, pour cacher une faute, une carence, mais il y a hélas une source bien plus redoutable de distorsion de l’information, c’est celle qui se trouve en chacun de nous. Car le refus de l’information par attachement à des convictions que l’on a contractés, on ne sait comment ou par peur de la vérité, joue un rôle encore plus important dans la désinformation qui nuit à la démocratie. Comment se forment nos convictions ? C’est un véritable mystère, nous sommes beaucoup plus attachés à nos convictions, voire à nos erreurs, qu’à la vérité et même qu’à nos intérêts. La majeure partie de l’histoire humaine montre que les hommes ont généralement agi contre leurs intérêts, par fidélité sectaire à des convictions absurdes. Ce thème soulève un problème philosophique beaucoup plus vaste que tout ce que j’ai évoqué, parce que évidemment lorsque nous voyons que les anciens idolâtres de Staline ou de Mao refusent de reconnaître qu’ils se sont trompés, on peut dire que l’explication est relativement rationnelle. C’est-à-dire que les gens n’aiment pas beaucoup avouer leurs erreurs ou même leur complicité avec des crimes, d’où leur propension à nier, au fur et à mesure que l’histoire avance et qu’on révèle les millions et les millions de victimes que ces systèmes totalitaires ont faites,qui préfèrent contester ou faire semblant de ne pas entendre.
Mais enfin, il y a quelque chose qui va plus loin. Est-il certain que l’être humain soit profondément attaché à la vérité et à la liberté ? Est-ce que nous ne sommes pas, d’une certaine manière, plus attachés à nos erreurs qu’à la vérité et même à nos propres intérêts. Car, la déformation de la vérité ne vient pas uniquement des autorités, des pouvoirs politiques ou économiques. Regardez les manuels scolaires en Europe qui ont été rédigés depuis quarante ans par des professeurs en toute indépendance. Ils falsifient très souvent la vérité. Ils arrangent l’histoire d’une manière qui conforte certaines idéologies. Lorsque dans la presse il y a une interprétation tendancieuse, c’est assez grave parce que, du point de vue de la déontologie que les journalistes, et moi-même évoquons sans arrêt, cela prête à contestation. Les manuels scolaires, on n’est pas libre de les acheter ou pas, alors que le journal on est libre de l’acheter ou pas. Les manuels scolaires sont imposés, on les inflige à des enfants hors d’état de se défendre contre une mauvaise information. Confucius disait « Il n’y a pas de démocratie sans éducation ». Le mot chinois et (je me suis renseigné auprès de mon ami, Simon LEYS), n’est pas démocratie, mais il voulait dire, gestion sage de la chose publique. L’éducation est à la base de tout. Or, l’éducation sans la vérité, qu’est-ce que c’est, c’est un néant. A la base de la démocratie, il y a l’éducation, c’est ce que Jules FERRY, en France, et bien d’autres, chez vous et dans d’autres pays ont très bien compris. La formation fondamentale, c’est la formation démocratique, elle part de l’éducation, c’est-à-dire, enseigner aux enfants et aux adolescents ce que c’est que la réalité du vrai.
Même en dehors de tout intérêt politique ou économique, il y a des attaques fondamentales contre la vérité. Vient de paraître un livre à Paris, de Maurice PASQUINOT, publié par les Editions COMPLEXES, qui s’appelle « Oublier les philosophes ». Je veux dire, c’est un peu un écho au livre que j’ai publié il y a fort longtemps qui s’appelait « Pourquoi des philosophes ». Or, il montre très bien comment, en particulier à propos de l’affaire SOKHAL, les philosophes eux-mêmes, sans aucune ambition de conquérir une dictature politique quelconque ou de prendre position à la tête des forces armées, déforment la vérité ou la refusent pour défendre leur propre autonomie et leur propre infaillibilité. Certainement, nombreux sont parmi vous ceux qui ont entendu parler de l’affaire SOKHAL. M. SOKHAL est un physicien américain, qui en 1996, a repéré dans un certain nombre de revues philosophiques ou scientifiques des articles inspirés, je dirais, par mes collègues avec qui j’ai passé l’agrégation de philosophie, Jacques Derrida, Michel Foucault, etc…où il constatait qu’ils utilisaient des concepts scientifiques auxquels ils ne comprenaient eux-même rien du tout. Alors il a écrit un article complètement bidon, si je peux me permettre cette expression familière, qu’il a envoyé à une revue d’avant-garde, extrêmement subtile, d’une grande université américaine, Duke. C’était un canular, une farce, un pastiche de ce que ces gens-là écrivaient. Cet article a été accueilli et publié avec enthousiasme. Après, il a révélé la supercherie et ensuite, avec un de ses confrères, un physicien belge, il a publié un livre pour raconter toute l’histoire. Or, qu’ont fait les philosophes qui étaient mis en cause, qui prétendaient connaître les mathématiques, la physique, etc…? Au lieu de reconnaître leurs erreurs, ce qui est évidemment un peu douloureux, je le reconnais, ils ont dit « SOKHAL n’est pas SOCRATE », il n’a pas à nous juger, il méconnaît le droit à l’audace intellectuelle, et donc c’est nous qui avons raison. Alors ceci prouve que l’attachement à l’erreur n’est pas exclusivement à fin de pouvoir ou un phénomène politique. Nous arrivons maintenant à une troisième étape, qui est celle de ce que j’appellerais là ce sont les plus grands adversaires de la démocratie les mensonges systématisés, c’est-à-dire les idéologies et les utopies. Qu’est-ce qu’une idéologie ? Une idéologie est une sorte de mime de la science qui prétend tout expliquer, apporter un système complet d’explications du réel, qui bien entendu ne se confonde jamais à la réalité, ni à l’expérience et ne reconnaît jamais qu’elle a échoué où que ce soit. On entend sans arrêt, aujourd’hui, dire que si telle ou telle idéologie a échoué, tel ou tel système économique, c’est pas parce qu’il était mauvais, c’est parce qu’il a été mal appliqué ou parce qu’il a été victime de complots. Et qu’est-ce que l’utopie ? C’est l’idéologie devenue dictature. L’utopie ne date pas du communisme, n’est-ce pas, elle a commencé avec Platon, elle continue avec, évidemment, Thomas MORE, qui a inventé le mot même de l’utopie, Tommasso Campanella, Etienne Cabet, etc… Alors là, l’utopie construit dans l’abstrait une société, complètement, des pieds à la tête où tout est prévu et ou ceux qui refusent de se plier à l’ordre établi, sont éliminés, exécutés, etc… Et on a une tradition extrêmement importante à ce sujet. Je crois donc que tels sont les dangers. Le véritable danger, c’est que la censure qui émane de chacun d’entre nous est plus importante que les censures qui émanent d’autorités extérieures. Le grand problème est le suivant: est-ce que l’homme aime la vérité et la liberté ou pas. Et là, nous arrivons à la grande question de jadis, celle du sens de l’histoire. Quand Francis Fukuyama a écrit son livre, « La fin de l’histoire », en se moquant de lui, on a dit, « l’histoire n’est pas finie, elle continue ». La preuve c’est que Milosevic continue à «canarder» un certain nombre de Croates, etc…, il ne voulait pas dire ça, il pensait à la philosophie de l’histoire de ENGELS et de MARX à savoir que l’histoire serait une réalité autonome qui se déroulerait de façon autonome, indépendamment de nous, et que nous devrions avoir rendez-vous avec l’histoire.


Mais non, l’histoire dépend entièrement de nous, c’est nous qui la faisons,
l’histoire ne donne pas de rendez-vous, elle ne pose que des lapins et la véritable autonomie que l’homme démocratique peut conquérir, c’est celle qui consiste à comprendre que c’est lui qui, grâce à la liberté et à l’exactitude de l’information, fait l’histoire.