L'APRÈS-VICHY
N'EST PAS SOLUBLE DANS L'EAU

Francis Rosenstiel *

Pauvre laboureur piétinant dans la sécheresse de la mémoire fertile, j'aurais tant aimé me faire poète pour chanter ou hurler tout ce que j'ai pu ressentir, au plus profond de mes entrailles, ces jours gris et merveilleux du retour à Vichy, en décembre 1996. En effet, François Potonnier, notre sauveteur en Bourbonnais, le regard serein et la mâchoire volontaire, recevait alors, au coeur régénéré de la Mairie de Vichy, comme en-dehors du temps, sa Médaille des Justes, là même où des préfets avaient prêté serment au régime du Maréchal Pétain. Pourquoi si tard, tout cela ? Peut-être parce que j'ai voulu nous situer au coeur d'une éternité de reconnaissance envers la France vraie, alors que les démons rôdent à nouveau dans l'hexagone et au-delà et que les enfants de ma chair savent désormais où il convient de poser le regard, où puiser le sens et la volonté de résistance.

Sans doute n'ai-je jamais ressenti à ce point le poids des valeurs et l'impératif de la transmission réduite à l'essentiel. Alors que la queue du cyclone nazi et vichyste ne cesse de remuer des consciences même retardataires, il faut dire et redire les choses, combattre les négationnistes et les révisionnistes, ne point dédaigner la mémoire comme socle de nos principes fondateurs ; c'est là que se trouvent aussi les racines de l'action politique au quotidien. Nous avons tous un devoir de vigilance, tel est également l'un des ingrédients majeurs de l'idée européenne : l'euro-conscience n'est pas la seule conscience de "l'euro". Nous revenons de loin mais la route est encore longue.

De quoi s'agit-il en somme ? La blessure des rescapés est si profonde que la parole et l'écrit leur paraissent parfois dérisoires lorsqu'il s'agit de faire le lien entre le passé et l'avenir. Si j'avais un regret à formuler, depuis cet été fatidique de 1944 où nous fûmes arrêtés avec mes parents par la milice et la Gestapo et leur échappions par miracle, ce serait sans doute de n'avoir pu pleurer à satiété et verser, comme un torrent, ces larmes d'amertume, de colère et de joie qu'aucune réflexion ne saurait jamais remplacer. Pauvres têtes qui ne sont pas faites pour comprendre la démesure de l'humanité, pauvres coeurs qui ne vont pas à la cheville des bourreaux qui tourmentent encore alors que la cicatrice se fait lisse et trompeuse. Les mots, comme la pensée, ont leurs limites, larmes et cris sont, par contre, des relais d'éloquence lorsque rien ne va plus, lorsque s'achève la grande promenade au tour de l'horreur. Lorsque l'on a tout compris, il n'y a plus rien à dire ; à force de ne plus savoir quoi chanter, ne resterait-il plus, dès lors, qu'à danser ? Mais quel désordre dans la bonne société !

Grande novatrice, autre explication d'une leçon tirée en commun, l'idée européenne s'explique certes, mais elle ne se laisse pas encore mettre en chorégraphie. Au-delà de l'indicible, il faudrait raconter et raconter encore par le menu les mille et un ravages de la Shoah, le choc de l'événement sur la personne et ciseler encore et encore par la parole ce qui fut, en ce qui me concerne, avant tout rupture dans le cours même de ma vie d'enfant-adulte, monstre instantané créé par l'impitoyable brutalité des hommes. Comment se faire conteur lorsqu'il s'agit d'observer son propre dialogue d'enfant avec la barbarie, un dialogue qui a défiguré à jamais ce qui n'était alors en moi qu'une étrange esquisse d'humanité, l'ébauche d'une sérénité avortée et le déclic d'une angoisse devenue constructrice. Mais comment parler d'une enfance qui ne fut, lors de notre arrestation de 1944, que caricature, croquée par l'ogre de la réalité ? Comment se taire aussi devant l'échec programmé de l'historien, face à sa propre histoire, dans ce pays et ailleurs en Europe ? Tout est mieux cependant que le silence, complaisance mortelle, qui serait en définitive comme un service rendu par la victime au bourreau, avec un léger décalage seulement. Ne resterait-il alors, comme ultime recours, que la misère des cris et des larmes soudain promue sagesse désordonnée du pantin ? Je ne le pense point. Il y a bel et bien un impératif catégorique d'enseigner le passé individuel et collectif sans ambiguïté ni complaisances auto-protectrices.

Le nazisme l'a prouvé, tout en collant à jamais à l'héritage, il y a des situations qui génèrent des conséquences à ce point considérables qu'elles échappent aux rigueurs ou à la facilité de la raison ; tant mieux peut-être, car c'est là le dernier rempart aux portes du désespoir. Cinquante-deux ans après les événements de la seconde guerre mondiale, je ne trouve pas d'autre sens au mot libération, et même hissé sur la pointe des pieds, je ne découvre pas à l'horizon un autre contenu au mot "espérance". N'en doutons pas, même la mémoire de Vichy ne se laissera pas dissoudre dans l'eau de nos larmes.

* Françis Rosenstiel est Fonctionnaire européen. Professeur à l'Institut des Hautes Etudes Européennes de l'Université de Strasbourg.

Photo: Françis et sa mère devant la Mairie de Vichy en 1943.

N.B. : A lire absolument et à méditer "Fragments" de Binjamin Wilkomirski (voir rubrique livres) .


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